Ça a débuté comme ça. Moi, j'avais jamais rien dit. Rien. C'est Arthur Ganate qui m'a fait parler. Arthur, un étudiant, un carabin lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy. C'était après le déjeuner. Il veut me parler. Je l'écoute. « Restons pas dehors ! qu'il me dit. Rentrons ! » Je rentre avec lui. Voilà. « Cette terrasse, qu'il commence, c'est pour les œufs à la coque ! Viens par ici ! » Alors, on remarque encore qu'il n'y avait personne dans les rues, à cause de la chaleur ; pas de voitures, rien. Quand il fait très froid, non plus, il n'y a personne dans les rues ; c'est lui, même que je m'en souviens, qui m'avait dit à ce propos : « Les gens de Paris ont l'air toujours d'être occupés, mais en fait, ils se promènent du matin au soir ; la preuve, c'est que lorsqu'il ne fait pas bon à se promener, trop froid ou trop chaud, on ne les voit plus ; ils sont tous dedans à prendre des cafés-crème et des bocks. C'est ainsi ! Siècle de vitesse ! qu'ils disent. Où ça ? Grands changements ! qu'ils racontent. Comment ça ? Rien n'est changé en vérité. Ils continuent à s'admirer et c'est tout. Et
ça n'est pas nouveau non plus. Des mots, et encore pas beaucoup, même parmi les mots qui sont
changés ! Deux ou trois par-ci, par-là, des petits... » Bien fiers alors d'avoir fait sonner ces vérités
utiles, on est demeuré là assis, ravis, à regarder les dames du café.
C'est ainsi que débute le roman, à Clichy en 1914. Peu après une troupe allemande bloque les deux hommes dans le bistrot, un événement qui poussera Ferdinand à s'engager dans l'armée où il découvrira les horreurs de la guerre. Très vite, il déchante, ne comprenant pas l’absurdité des combats, des ordres de ses supérieurs et pourquoi il doit tirer sur des Allemands. La mort lui était devenue banale.
Lors d'une mission, il fera la connaissance de Leon Robinson avec lequel il a l'intention de déserter. Mais blessé, Ferdinand doit abandonner le projet et retourner à Paris pour sa convalescence où il rencontrera d'abord Lola, une infirmière venue des États-Unis et pleine d'idéal. Lassé de cette aventure, Ferdinand lui avouera ne plus vouloir retourner au combat, montrant à la jeune fille une autre facette que la façade héroïque, mais fantasmée qu'il s'était faite de lui. Plus tard, il fera la connaissance de Musyne, une violoniste qui va le quitter par vanité.
Après avoir réussi à se faire réformer, Ferdinand choisit de s'engager dans l'entreprise coloniale où il retrouve Robinson pour le remplacer dans la gérance d'un comptoir commercial au fin fond de la brousse. Après avoir contracter la malaria et la fièvre, et abandonne l'Afrique pour l'Amérique.
Malade, il parvient à joindre New York à bord d'un bateau espagnol dans des conditions abominables. En mettant pied-à-terre, on le met en quarantaine, puis il travaillera dans le port où il doit dénombrer les immigrants. Mal traité et mal payé, il fuit. Ferdinand parvient à retrouver Lola qui lui donne de l'argent. Il entendra dire qu'à Détroit ils embauchent du monde. Ferdiand va s'y rendre et travaillera dans une usine de Ford, où il découvrira l’inhumanité du travail à la chaîne naissant.
Il y fera la connaissance de Molly une prostituée qui continuera malgré tout à faire ses passes. Une fois de plus, lassé par un quotidien ronronnant et ne pouvant rien proposer de mieux que sa misérable vie, il la quitte pour retourner en France où il commencera avec un boulot de balayeur de nuit tout en reprenant ses études de médecine.
Devenu médecin, il doit faire face à de terribles drames de vie : la mort de Bébert un jeune garçon et celle d'une fille après un avortement. Plus tard, il va être mêlé à une sale histoire, une tentative de meurtre sur la vieille Henrouille commandité par les enfants de celle-ci pour toucher l'héritage. Robinson revenu lui aussi en France n'a pas réussi à trouver un travail lui permettant de vivre décemment et acceptera de faire le sale travail pour la somme de 10 000 francs. Ce plan diabolique échouera et Robinson y laissera temporairement la vue.
Soigné quelque temps par Ferdinand, Robinson sera envoyé en exil du côté de Toulouse pour se faire oublier en compagnie de la vieille Henrouille qui a survécu au plan macabre orchestrée contre-elle.
Ferdinand quitte ses fonctions de médecin et est recruté dans un dispensaire pour tuberculeux puis quitte Rancy et devient figurant dans un spectacle de danse. Peu de temps après, il prendra la direction de Toulouse où il retrouvera Robinson fiancé à Madelon, dont il deviendra l'amant. La mère Henrouille et Robinson ce sont rabiboché et ont monté un petit business de visites guidées d'un caveau pour les touristes.
La vieille Henrouille va décéder en « tombant » dans les escaliers. Ferdinand retourne à ce moment-là sur Paris d'autant que Robinson se doute de sa liaison avec Madelon. Ferdinand est embauché dans un hôpital psychiatrique où il se liera d'amitié avec le directeur Baryton. Celui-ci en proie à la folie nomme Ferdinand à la direction de l'établissement et s'en va parcourir le monde.
Robinson qui a retrouvé la vue a quitté Madelon et trouve refuge dans l’hôpital, car celle-ci est toujours amoureuse de lui et le poursuit. Pendant ce temps, Ferdinand a entamé une liaison avec Sophie une infirmière slovaque qui va lui recommander d'essayer d'améliorer la relation entre Robinson et Madelon.
Ferdinand organise alors une sortie à quatre à la fête des Batignolles. Dans le taxi Robinson refuse les avances de Madelon qui l'exécute de trois coups de revolver. L'histoire se termine avec Ferdinand au bord d'un canal :
De loin, le remorqueur a sifflé ; son appel a passé le pont, encore une arche, une autre, l’écluse, un autre pont, loin, plus loin… Il appelait vers lui toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville entière, et le ciel et la campagne, et nous, tout qu’il emmenait, la Seine aussi, tout, qu’on n’en parle plus.
Extraits et citations du roman
Alors je suis tombé malade, fiévreux, rendu fou, qu'ils ont expliqué à l'hôpital, par la peur. C'était possible. La meilleure des choses à faire, n'est-ce pas, quand on est dans ce monde, c'est d'en sortir ? Fou ou pas, peur ou pas.
- Est-ce vrai que vous soyez réellement devenu fou, Ferdinand ? me demande-t-elle un jeudi.
- Je le suis ! avouai-je
- Alors, ils vont vous soigner ici ?
- On ne soigne pas la peur, Lola.
- Vous avez donc peur tant que ça ?
- Et plus que ça encore, Lola, si peur, voyez-vous, que si je meurs de ma mort à moi, plus tard, je ne veux surtout pas qu'on me brûle ! Je voudrais qu’on me laisse en terre, pourrir au cimetière, tranquillement, là, prêt à revivre peut-être… Sait-on jamais ! Tandis que si on me brûlait en cendres, Lola, comprenez-vous, ça serait fini, bien fini… Un squelette, malgré tout, ça ressemble encore un peu à un homme… C’est toujours plus prêt à revivre que des cendres. Des cendres c’est fini !… Qu’en dites-vous ?… Alors, n’est-ce pas, la guerre…
- Oh ! Vous êtes donc tout à fait lâche, Ferdinand ! Vous êtes répugnant comme un rat…
- Oui, tout à fait lâche, Lola, je refuse la guerre et tout ce qu’il y a dedans… Je ne la déplore pas moi… Je ne me résigne pas moi… Je ne pleurniche pas dessus moi… Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir.
- Mais c’est impossible de refuser la guerre, Ferdinand ! Il n’y a que les fous et les lâches qui refusent la guerre quand leur Patrie est en danger…
- Alors vivent les fous et les lâches ! Ou plutôt survivent les fous et les lâches ! Vous souvenez-vous d’un seul nom par exemple, Lola, d’un de ces soldats tués pendant la guerre de Cent ans ?… Avez-vous jamais cherché à en connaître un seul de ces noms ?… Non, n’est-ce pas ?… Vous n’avez jamais cherché ? Ils vous sont aussi anonymes, indifférents et plus inconnus que le dernier atome de ce presse-papiers devant nous, que votre crotte du matin… Voyez donc bien qu’ils sont morts pour rien, Lola ! Pour absolument rien du tout, ces crétins ! Je vous l’affirme ! La preuve est faite ! Il n’y a que la vie qui compte. Dans dix mille ans d’ici, je vous fais le pari que cette guerre, si remarquable qu’elle nous paraisse à présent, sera complètement oubliée… A peine si une douzaine d’érudits se chamailleront encore par-ci, par-là, à son occasion et à propos des dates des principales hécatombes dont elle fut illustrée… C’est tout ce que les hommes ont réussi jusqu’ici à trouver de mémorable au sujet les uns des autres à quelques siècles, à quelques années et même à quelques heures de distance… Je ne crois pas à l’avenir, Lola.
Lorsqu’elle découvrit à quel point j’étais devenu fanfaron de mon honteux état, elle cessa de me trouver pitoyable le moins du monde… Méprisable elle me jugea, définitivement.
Elle résolut de me quitter sur-le-champ. C’en était trop. En la reconduisant jusqu’au portillon de notre hospice ce soir-là, elle ne m’embrassa pas.
Décidément, il lui était impossible d’admettre qu’un condamné à mort n’ait pas en même temps reçu la vocation
- Mon ami, me confia-t-il, le temps passe et ne travaille pas pour moi…Ma conscience est inaccessible aux remords, je suis libéré, Dieu merci! De ces timidités…Ce ne sont pas les crimes qui comptent en ce monde… Il y a longtemps qu’on y a renoncé… Ce sont les gaffes… Et je crois en avoir commis une…Tout à fait irrémédiable…
- En volant les conserves?
- Oui, j’avais cru malin, imaginez! Pour me faire soustraire à la bataille et de cette façon, honteux, mais vivant encore, pour revenir en la paix comme on revient, exténué, à la surface de la mer après un long plongeon… J’ai bien failli réussir… Mais la guerre dure décidément trop longtemps… On ne conçoit plus à mesure qu’elle s’allonge d’individus suffisamment dégoûtants pour dégoûter la Patrie… Elle s’est mise à accepter tous les sacrifices, d’où qu’ils viennent, toutes les viandes la Patrie… Elle est devenue infiniment indulgente dans le choix de ses martyrs la Patrie! Actuellement, il n’y a plus de soldats indignes de porter les armes et surtout de mourir sous les armes et par les armes… On va faire, dernière nouvelle, un héros avec moi!… Il faut que la folie des massacres soit extraordinairement impérieuse, pour qu’on se mette à pardonner le vol d’une boîte de conserve! Que dis-je? A l’oublier! Certes, nous avons l’habitude d’admirer tous les jours d’immenses bandits, dont le monde entier vénère avec nous l’opulence et dont l’existence se démontre cependant dès qu’on l’examine d’un peu près comme un long crime chaque jour renouvelé, mais ces gens là jouissent de gloire, d’honneurs et de puissance, leurs forfaits sont consacrés par les lois, tandis qu’aussi loin qu’on se reporte dans l’histoire – et vous savez que je suis payé pour la connaitre – tout nous démontre qu’un larcin véniel, et surtout d’aliments mesquins, tels que croûtes, jambon ou fromage, attire sur son auteur immanquablement l’opprobre formel, les reniements catégoriques de la communauté, les châtiments majeurs, le déshonneur automatique et la honte inexpiable, et cela pour deux raisons, tout d’abord parce que l’auteur de tels forfaits est généralement un pauvre et que cet état implique en lui même une indignité capitale et ensuite parce que son acte comporte une sorte de tacite reproche envers la communauté. Le vol du pauvre devient une malicieuse reprise individuelle, me comprenez-vous? Ou irions-nous? aussi la répression des menus larcins s’exerce t-elle, remarquez le, sous tous les climats, avec une rigueur extrême, comme moyen de défense sociale non seulement, mais encore et surtout comme une recommandation sévère à tous les malheureux d’avoir à se tenir à leur place et dans leur caste, peinards, joyeusement résignés à crever tout au long des siècles et indéfiniment de misère et de faim…Jusqu’ici cependant, il restait aux petits voleurs un avantage dans la République, celui d’être privés de l’honneur de porter les armes patriotes. Mais dès demain, cet état de choses va changer, j’irai reprendre dès demain, moi voleur, ma place aux armées…Tels sont les ordres…En haut lieu, on a décidé de passer l’éponge sur ce qu’ils appellent « mon moment d’égarement » et ceci, notez le bien, en considération de ce qu’on intitule aussi « l’honneur de ma famille ». Quelle mansuétude! Je vous le demande camarade, est-ce donc ma famille qui va s’en aller servir de passoire et de tri aux balles françaises et allemandes mélangées?…Ce sera bien moi tout seul, n’est-ce pas? Et quand je serai mort, est-ce l’honneur de ma famille qui me fera ressusciter?…Tenez, je la vois d’ici, ma famille, les choses de la guerre passées…Comme tout passe…Joyeusement alors gambadante ma famille sur les gazons de l’été revenu, je la vois d’ici par les beaux dimanches…Cependant qu’à trois pieds dessous, moi papa, ruisselant d’asticots et bien plus infect qu’un kilo d’étrons de 14 juillet pourrira fantastiquement de toute sa viande déçue…Engraisser les sillons du laboureur anonyme, c’est le véritable avenir du véritable soldat! Ah camarade! Ce monde n’est, je vous l’assure, qu’une immense entreprise à se foutre du monde! Vous êtes jeunes, que ces minutes sagaces vous comptent pour des années! Écoutez moi bien, camarade, et ne le laissez plus passer sans bien vous pénétrer de son importance, ce signe capital dont resplendissent toutes les hypocrisies meurtrières de notre société: « L’attendrissement sur le sort, sur la condition du miteux… » Je vous le dis, petits bonshommes, couillons de la vie, battus, rançonnés, transpirants de toujours, je vous préviens, quand les grands de ce monde se mettent à vous aimer, c’est qu’ils vont vous tourner en saucissons de bataille…C’est le signe…Il est infaillible. C’est par l’affection que ça commence. Louis XIV au moins, qu’on se souvienne, s’en foutait à tout rompre du bon peuple. Quant à Louis XV, du même. Il s’en barbouillait le pourtour anal. On ne vivait pas bien en ce temps-là, certes, les pauvres n’ont jamais bien vécu, mais on ne mettait pas à les étriper l’entêtement et l’acharnement qu’on trouve à nos tyrans d’aujourd’hui. Il n’y a de repos, vous dis-je, pour les petits, que dans le mépris des grands qui ne peuvent penser au peuple que par intérêt ou sadisme…Les philosophes, ce sont eux, notez-le encore pendant que nous y sommes, qui ont commencé par raconter des histoires au bon peuple…Lui qui ne connaissait que le catéchisme! Ils se sont mis, proclamèrent-ils à l’éduquer…Ah! Ils en avaient des vérités à lui révéler! Et des belles! Et des pas fatigués! Qui brillaient! Qu’on en restait tout ébloui! C’est ça ! Qu’il a commencé par dire, le bon peuple, c’est bien ça! C’est tout à fait ça! Mourons tous pour ça! Il ne demande jamais qu’à mourir le peuple! Il est ainsi. « Vive Diderot! » qu’ils ont gueulé et puis « Bravo Voltaire » En voila au moins des philosophes! Et vive aussi Carnot qui organise si bien les victoires! Et vive tout le monde! Voilà au moins des gars qui ne le laissent pas crever dans l’ignorance et le fétichisme le bon peuple! Ils lui montrent eux les routes de la liberté! Ils l’émancipent! Ça n’a pas traîné ! Que tout le monde d’abord sache lire les journaux! C’est le salut! Nom de Dieu! Et en vitesse! Plus d’illettrés! Il en faut plus! Rien que des soldats citoyens! Qui votent! Qui lisent! Et qui se battent! Et qui marchent! Et qui envoient des baisers! A ce régime là, bientôt il fut fin mûr le bon peuple. Alors n’est-ce pas l’enthousiasme d’être libéré il faut bien que ça serve à quelque chose? Danton n’était pas éloquent pour les prunes. Par quelques coups de gueule bien sentis, qu’on les entend encore, il vous l’a mobilisé en un tour de main le bon peuple! Et ce fut le premier départ des premiers bataillons d’émancipés frénétiques! Des premiers couillons voteurs et drapeautiques qu’emmena le Dumouriez se faire trouer dans les Flandres ! Pour lui-même Dumouriez, venu trop tard à ce petit jeu idéaliste, entièrement inédit, préférant somme toute le pognon, il déserta. Ce fut notre dernier mercenaire…Le soldat gratuit ça c’était du nouveau…Tellement nouveau que Goethe, tout Goethe qu’il était, arrivant a Valmy en reçut plein la vue. Devant ces cohortes loqueteuses et passionnées qui venaient se faire étripailler spontanément par le roi de Prusse pour la défense de l’inédite fiction patriotique, Goethe eut le sentiment qu’il avait encore bien des choses à apprendre. « De ce jour, clama-t-il, magnifiquement, selon les habitudes de son génie, commence une époque nouvelle! » Tu parles! Par la suite, comme le système était excellent, on se mit à fabriquer des héros en série, et qui coûtèrent de moins en mois cher, à cause du perfectionnement du système. Tout le monde s’en est bien trouvé. Bismarck, les deux Napoléon, Barrès aussi bien que la cavalière Elsa. La religion drapeautique remplaça promptement la céleste, vieux nuage déjà dégonflé par la Réforme et condensé depuis longtemps en tirelires épiscopales. Autrefois, la mode fanatique c’était « Vive Jésus! Au bûcher les hérétiques », mais rares et volontaires après tout les hérétiques…Tandis que désormais, ou nous voici, c’est par hordes immenses que les cris: « Au poteau les salsifis sans fibres, Les citrons sans jus! Les innocents lecteurs! Par millions face à droite! » provoquent les vocations. Les hommes qui ne veulent ni découdre, ni assassiner personne, les pacifistes puants, qu’on s’en empare et qu’on les écartèle! Et les trucide aussi de treize façons et bien fadées! Qu’on leur arrache pour leur apprendre à vivre les tripes du corps d’abord, les yeux des orbites, et les années de leur sale vie baveuse! Qu’on les fasse par légions et légions encore, crever, tourner en mirlitons, saigner, fumer dans les acides, et tout ça pour que la patrie en devienne plus aimée, plus joyeuse et plus douce! Et s’il y en a là-dedans des immondes qui se refusent à comprendre ces choses sublimes, ils n’ont qu’a aller s’enterrer tout de suite avec les autres, pas tout à fait cependant, mais au fin bout du cimetière, sous l’épitaphe infamante des lâches sans idéal, car ils auront perdu ces ignobles; le droit magnifique à un petit bout d’ombre du monument adjudicataire et communal élevé pour les morts convenables dans l’allée du centre, et puis aussi perdu le droit de recueillir un peu de l’écho du Ministre qui viendra ce dimanche encore uriner chez le Préfet et frémir de la gueule au-dessus des tombes après le déjeuner…
Le Commandant du navire, gros malin trafiqueur et verruqueux, qui me serrait volontiers la main dans le débuts de la traversée, chaque fois qu’on se rencontrait à présent, ne semblait même plus me reconnaître, ainsi qu’on évite un homme recherché pour une sale affaire, coupable déjà... De quoi ? Quand la haine des hommes ne comporte aucun risque, leur bêtise est vite convaincue, les motifs viennent tout seuls.
Tant que le militaire ne tue pas, c'est un enfant. On l'amuse aisément. N'ayant pas l'habitude de penser, dès qu'on lui parle il est forcé pour essayer de vous comprendre de se résoudre à des efforts accablants. Le capitaine Frémizon ne me tuait pas, il n'était pas en train de boire non plus, il ne faisait rien avec ses mains, ni avec ses pieds, il essayait seulement de penser. C'était énormément trop pour lui. Au fond, je le tenais par la tête.
Au service de la Compagnie Pordurière du Petit Togo besognaient donc en même temps que moi, je l'ai dit, dans ses hangars et sur ses plantations, grand nombre de nègres et de petits blancs dans mon genre. Les indigènes eux ne fonctionnent guère en somme qu'à coups de triques, ils gardent cette dignité, tandis que les blancs, perfectionnés par l'instruction publique, ils marchent tout seuls.
La trique finit par fatiguer celui qui la manie, tandis que l'espoir de devenir puissants et riches dont les blancs sont gavés, ça ne coûte rien, absolument rien. Qu'on ne vienne plus nous vanter l’Égypte et les Tyrans tartares! Ce n'étaient ces antiques amateurs que petits margoulins prétentieux dans 1'art suprême de faire rendre à la bête verticale son plus bel effort au boulot. Ils ne savaient pas, ces primitifs, l'appeler "Monsieur" l'esclave, et le faire voter de temps à autre, ni lui payer le journal, ni surtout l'emmener à la guerre, pour lui faire passer ses passions. Un chrétien de vingt siècles, j'en savais quelque chose, ne se retient plus quand devant lui vient à passer un régiment. Ça lui fait jaillir trop d'idées.
C’est triste des gens qui se couchent, on voit bien qu’ils se foutent que les choses aillent comme elles veulent, on voit bien qu’ils ne cherchent pas à comprendre eux, le pourquoi qu’on est là. Ça leur est bien égal. Ils dorment n’importe comment, c’est des gonflés, des huîtres, des pas susceptibles.
Un patron se trouve toujours un peu rassuré par l’ignominie de son personnel. L’esclave doit être coûte que coûte un peu et même beaucoup méprisable. Un ensemble de petites tares chroniques morales et physiques justifie le sort qui l’accable. La terre tourne mieux ainsi puisque chacun se trouve dessus à sa place méritée.